Sirat

Un film d'Oliver Laxe

10 septembre 2025

NOTE D’INTENTION D'OLIVER LAXE

Ce qui m’intéresse, c’est le sens courant du mot Sirāt, qu’on pourrait traduire par “chemin” ou “voie”. Un chemin à deux dimensions, l’une physique, l’autre métaphysique ou spirituelle. Sirāt pourrait être ce chemin intérieur qui te pousse à mourir avant de mourir, comme c’est le cas pour Luis, le personnage principal de ce film. On appelle aussi Sirāt le pont qui relie l’enfer et le paradis.

Nous sommes nombreux à nous demander si, en tant qu’individus et en tant que collectif, nous serons un jour capables de changer, de ne plus répéter toujours les mêmes erreurs. Rien ne le garantit. Nous vivons une époque déstabilisante. Même avec les meilleures intentions, même quand l’environnement nous y oblige, il est très difficile de changer de cap.

Pourtant, dans les expériences ultimes, proches de la mort, il semblerait qu’un point de rupture puisse nous envahir et nous mettre en mouvement. Dans le bon sens. Ce sont des situations d’authenticité radicale, où la vie te saisit et te demande qui tu es vraiment ; où tu as le sentiment d’être jeté dans un vide sans filet. La vie te demande de fermer les yeux et de traverser un champ de mines. Dans ces moments-là, je suis convaincu que l’être humain peut faire surgir le meilleur de lui-même, une force intérieure liée à sa survie, mais aussi à son essence la plus profonde.

Nous sommes tous un peu comme Luis : des gens ordinaires, aux existences quelque peu anonymes et ternes. En Occident, nous avons grandi dans un confort sans limite, toujours à distance de la mort — et souvent, à cause de cela, un peu endormis, déconnectés de notre intime vérité. Mais la vie agit autrement : elle jaillit soudainement, nous secoue, nous réveille, et nous demande si nous sommes bien sûrs du chemin que nous empruntons, si nous avançons vraiment dans la direction que nous avons cru bon de prendre.

En ce sens, Sirāt est un film dur, mais d’une dureté nécessaire et constructive. Les évènements que traversent les personnages les poussent à grandir, à ouvrir en eux un espace de transformation. Ce moment où ils touchent le fond, avec violence, les oblige à se confronter à eux-mêmes. Ils n’ont plus rien à perdre. Leur ego a été balayé par les soubresauts. Ils n’ont plus peur sont prêts à traverser les mines, à apprendre à danser avec l’éternité.

Nous vivons dans une société profondément thanatophobe, qui a expulsé la mort de son cœur. Elle l’a peu à peu évitée et rendue invisible. Même les rituels les plus essentiels pour en faire l’expérience et l’intégrer à notre vie ont été externalisés. Des institutions les accomplissent de manière automatique. Comment renouer avec la mort dans le monde d’aujourd’hui ? Comment accepter les leçons âpres qu’elle nous transmet ? Ce sont des questions que je me pose sans cesse, et je crois que le cinéma est un lieu propice pour revivre ces expériences. J’aimerais que Sirāt nous remue et nous pousse à regarder vers l’intérieur.

Dans mon film, tous les personnages – et d’abord Luis – regarderont la mort droit dans les yeux.

Dans Le goût de la cerise, Kiarostami a abordé la mort de façon si frontale qu’il nous a offert, au bout du compte, une ode à la vie. Cette dialectique m’a profondément inspiré pour ce film. On pourrait dire que Sirāt est un film sur la mort. Mais je pense que c’est avant tout un film sur la vie – sur ce qu’il reste après avoir touché le fond, sur la survie.

Au milieu de toute cette douleur, en plein cœur de ce voyage vers les ténèbres, il reste l’humanité. Des personnages fragiles, conscients de leur petitesse dans un monde traversé par plus grand qu’eux. Des hommes et des femmes qui, après la méfiance initiale, prendront soin les uns des autres, sans jugement, dans une forme de communion silencieuse entre êtres blessés. Une communion de mutilés.

Au fond, nous sommes tous des êtres brisés. Mais la plupart d’entre nous mettons en place des mécanismes pour dissimuler cette blessure originelle. Ce que j’aime chez les ravers, c’est qu’ils montrent leurs failles à nu, sans filtre. Faire ce film a été, pour moi aussi, un voyage extrême. Il m’a permis d’entrer en relation avec ma propre fêlure.

« La grâce se trouve surtout chez les exclus », disait François d’Assise. Rûmî disait que les cœurs brisés sont les plus beaux, « car la lumière entre par leurs fissures ». Je crois que ce qui nous bouleverse chez un acteur non professionnel, c’est sa vulnérabilité. Cette énergie est précieuse, et je m’y reconnais. Il est très difficile d’obtenir cela d’un comédien, même s’il est en déséquilibre. Ce qui m’intéresse, c’est la personne, qu’elle ait ou non de l’expérience.

La chute du personnage de Luis était si vertigineuse qu’il fallait un acteur d’une grande maîtrise, mais aussi d’une grande simplicité et humanité. Sergi nous a offert tout cela. Il a été délicat, généreux avec toute l’équipe, et tout particulièrement avec les autres comédiens, qui n’avaient jamais joué auparavant.

Chaque jour, en ouvrant le journal, nous sommes saisis par des bouffées d’angoisse, un effondrement latent. Fin d’un monde, d’une époque – ou pire. Sommes-nous prêts ? J’aimerais que ce film parle de ce sentiment partagé par beaucoup d’entre nous : ce goût de crépuscule. Mais attention, il y a beaucoup de lumière dans ce crépuscule. Le monde nous oblige à regarder en nous, comme le font les personnages du film. Et c’est un geste fondamental. Un mouvement intérieur que nous espérons partager avec Sirāt : une lumière née de l’obscurité.

Je voulais faire un film qui porte ce que le cinéma de genre et le cinéma populaire ont de meilleur : la magie de l’aventure. Sans perdre la dimension sensorielle de l’image. Un film qui soit un spectacle, tout en étant une expérience capable de te secouer, de t’érafler intimement. Curieusement, je crois que c’est mon film le plus ouvert et en même temps le plus radical. Trouver cet équilibre fut complexe. Le film se désagrège à mesure qu’il avance.

Les images de cinéma contiennent du feu, et lorsqu’elles apparaissent à l’écran, elles peuvent nous traverser comme un éclair. Mais les sons, eux, naissent à l’intérieur de chaque spectateur : ce sont des particules qui habitent leurs corps, des molécules activées par la vibration de la musique, qui se mettent à danser.

La collaboration avec David Lettelier, alias Kangding Ray, a représenté une étape cruciale de ma pratique artistique. Je n’avais encore jamais eu l’occasion de m’exprimer musicalement avec une telle précision. Je voulais faire un voyage sonore : partir d’une techno brute, viscérale, presque mentale, pour aller vers une ambient épurée, presque immatérielle — atteindre cet endroit où le son se désagrège.

Je voulais que le récit, que toute mélodie possible, se dissolve dans une pure texture sonore. Que le grain du 16mm entre en vibration avec celui de la musique, avec sa distorsion. Nous avons cherché à amplifier la matérialité sonore de l’image, à aller jusqu’au point où l’on puisse voir la musique et entendre l’image. Le résultat est un paysage sonore en symbiose avec les lieux. Le désert, son apparence spectrale, et la musique elle-même deviennent des paysages dans notre conscience.

Je n’ai jamais été mieux entouré. J’ai continué à travailler avec mon équipe habituelle : Santiago Fillol au scénario, Mauro Herce à l’image, Nadia Acimi aux costumes et à la production Xavi Font, ainsi que Mani Mortazavi et Andrea Queralt... Mais cette fois, j’ai pu compter en sus sur l’expérience d’El Deseo, sur l’affection de la famille Almodóvar et sur le soutien d’Oriol Maymó. C’est aussi la première fois qu’une chaîne espagnole parie sur mon cinéma. Movistar Plus+ a compris dès le début le film que je voulais faire. Ils ont été des compagnons de route exemplaires.